Le viol, une torture sans fin

Nous partageons ici un texte de la spécialiste Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie.


Les viols n’ont rien à voir avec la sexualité, ce sont des armes massives de domination, de destruction, de soumission et de contrôle social, que ce soit en temps de paix ou de guerre. Ce sont avant tout des violences masculines, sexistes, haineuses et discriminatoires qui s’exercent dans un contexte de rapport de force, d’inégalités et de discriminations. Les enfants en sont les premières victimes et parmi eux les filles sont les plus touchées (83% de filles pour 17% de garçons) ainsi que les enfants les plus vulnérables et plus discriminés : enfants handicapés (4 à 6 fois plus victimes de violences sexuelles), enfants en grande précarité, orphelins, placés en institutions, enfants racisés.

Des chiffres effarants 

Les chiffres sont effarants : les enfants sont les principales victimes de violences sexuelles; selon l’OMS (2014) dans le Monde 1 fille sur cinq et un garçon sur 13 ont subi des violences sexuelles dans leur enfance, en France 81% des violences sexuelles ont débuté avant 18 ans, 51% avant 11 ans, 21% avant 6 ans, et plus de 60% des viols sont commis sur des mineur.e.s.   L’âge moyen des victimes est de 10 ans. Les agresseurs sont des hommes dans 9 cas sur 10, qui sont mineurs dans 25 à 30% des cas. Dans la très grande majorité des cas, ils sont connus de la victime et dans la moitié des cas, ils sont membres de la famille.

Le viol, un crime impuni

Or, depuis plus de vingt ans, les viols ont beau être considérés en droit international et européen, que ce soit en temps de paix ou de guerre comme des crimes de premier ordre et comme des traitements cruels, inhumains et dégradants, voire de plus en plus comme une forme de torture que les États ont la responsabilité et l’obligation de prévenir et de punir, quel qu’en soit l’auteur. Ce sont les crimes qui bénéficient de la plus grande impunité, dont les victimes sont les moins reconnues, protégées et prises en charge, et sont les plus maltraitées lors des procédures judiciaires.

Cette impunité est alimentée par le déni sociétal, la tolérance face à ces violences masculines et la loi du silence imposée aux victimes. Les stéréotypes sexistes, la culpabilisation et le rejet des victimes (culture du viol), l’absence de dépistage et de protection des victimes ainsi que la méconnaissance des conséquences psychotraumatiques jouent un très grand rôle dans ce déni. La justice échoue à traiter le très faible nombre de plaintes.

Des enfants victimes traumatisés et abandonnés

La plupart des victimes sont abandonnées. Elles ne sont pas crues, et 83% d’entre elles témoignent qu’elles n’ont jamais été reconnues ni protégées. Elles doivent survivre seules aux violences sexuelles ainsi qu’à leurs conséquences psychotraumatiques, et plus particulièrement à leur mémoire traumatique qui leur fait revivre ces violences à l’identique, comme une torture sans fin. Ce déni et cette absence de protection, conjuguées à une carence de soins spécifiques et à une faillite quasi-totale de la justice à punir leurs agresseurs, sont une grave perte de chance pour les victimes et les exposent à de lourdes conséquences sur leur vie, et leur santé mentale et physique, ainsi qu’à de nouvelles violences sexuelles, de nombreuses maltraitances institutionnelles et des injustices en cascade. Cette perte de chance est d’autant plus scandaleuse que des soins sont efficaces, et permettent, en traitant la mémoire traumatique, d’éviter la majeure partie des conséquences. D’autre part, l’impunité fait courir à la société le risque majeur que tous ces agresseurs qui n’ont pas été inquiétés fassent de nombreuses autres victimes au cours de leur vie. Et c’est enfin, une machine à fabriquer de nouvelles victimes et de nouveaux agresseurs de proches en proches et de génération en génération, le facteur de risque principal de commettre des violences étant d’en avoir déjà subi sans avoir été protégé, ni soigné. Nous savons qu’avoir subi des violences physiques et sexuelles dans l’enfance multiplie par 16 le risque de subir des violences conjugales et/ou sexuelle à l’âge adulte pour une femme, et multiplie par 14 le risque de commettre des violences conjugales et/ou sexuelle à l’âge adulte pour un homme.

Les victimes de viols devraient être considérées comme des blessées psychiques, gravement traumatisées par des crimes sexuels haineux qu’il faut prendre en charge spécifiquement; au contraire elles sont mises en cause et considérées comme étant à l’origine de leurs propres malheurs, leurs symptômes psychotraumatiques sont catégorisés comme des troubles de la personnalité, du comportement ou comme des maladies psychiatriques endogènes. Elles sont injustement considérées comme des personnes faibles, incapables, sans volonté, ou bien comme des personnes déficientes mentales. Elles sont traitées comme des personnes hystériques, autistes, psychotiques, paranoïaques ou démentes, ce qu’elles ne sont pas. Le corps médical encore trop peu formé aux psychotraumatismes et colonisé par des représentations sexistes, fait rarement le lien entre des symptômes pourtant pathognomoniques de traumatismes que présentent les filles et les femmes et les violences qu’elles ont subies : 79% des professionnels de la santé ne font pas le lien entre les violences subies dans l’enfance de leurs patients et leur état de santé,  seules 23% des victimes de viol bénéficient d’une prise en charge médico-psychologique spécialisée, en moyenne au bout de 10 ans.

Des soins au secours des droits des enfants victimes

Or les symptômes psychotraumatiques, qui sont universels et pathognomoniques, sont une preuve du traumatisme subi et de sa gravité : ils permettent de faire une « autopsie psychique détaillée de la scène de crime » en livrant de nombreux indices sur son déroulement, et de corroborer les récits des victimes. L’analyse et l’identification des manifestations de la mémoire traumatique de la victime et des stratégies qu’elle met en place pour y échapper ou pour l’anesthésier, permet une mise en lien et en sens, et d’identifier d’innombrables détails et éléments de compréhension concernant le crime et son contexte, la stratégie et la mise en scène de l’agresseur, ce qu’il a dit et fait, et ce que la victime a subi et ressenti.

Nous allons voir qu’en plus d’être un outil thérapeutique essentiel permettant la restauration de l’intégrité et de la dignité des victimes, cette analyse psychotraumatologique est un outil scientifique médico-légal permettant de participer à la recherche de la vérité, en corroborant, voire même en complétant le récit des victimes, et en fournissant de nombreux indices concordants dans le cadre d’enquêtes judiciaires. Même en l’absence de témoins, d’atteintes corporelles et de preuves ADN, cette analyse permet de collecter des faisceaux d’indices graves et concordants dans le cadre de procédures pénales et de procédures civiles, en vue de l’obtention d’une reconnaissance et d’ouverture à des droits en termes de prise en charge et de réparations.

Les violences sexuelles font partie avec les tortures des pires traumas, et la quasi-totalité des enfants victimes de viols, de 80 à 100%, vont développer de graves troubles psychotraumatiques à court, moyen et long termes quelles que soit leur âge, leur sexe, leur personnalité, leur histoire, leurs antécédents.

Des conséquences psychotraumatiques universelles

Ces psychotraumatismes sont une réponse universelle et normale liée à l’impact sur le cerveau des violences. Le cerveau des enfants est très vulnérable aux violences. Ces traumas ne sont pas seulement psychologiques mais aussi neuro-biologiques avec des atteintes du cortex et de certaines structures cérébrales telles que l’hippocampe visibles en neuro-imagerie, ainsi que des circuits de la mémoire et de la réponse émotionnelle, avec la mise en place de mécanismes neuro-biologiques de sauvegarde exceptionnels très coûteux pour échapper au risque vital généré par un stress extrême lors des violences, à l’origine d’une dissociation et d’une mémoire traumatique qui sont au coeur de toutes conséquences psychotraumatiques sur la santé mentale et physique des victimes, et ces conséquences seront d’autant plus graves que la victime est très jeune, qu’il s’agit d’un viol (donc de violences sexuelles avec pénétration), commis par un proche, que les violences sexuelles sont répétées pendant une longue période, et qu’elles sont accompagnées de menaces de mort et d’autres actes de barbarie et de tortures. Ces atteintes sont réversibles grâce à une neurogénèse et à la plasticité du cerveau si une protection et un traitement psychothérapique spécialisé sont mis en place.

Quand les conséquences psychotraumatiques ne sont pas diagnostiquées, ni traitées spécifiquement – ce qui est malheureusement souvent le cas – elles sont à l’origine de très graves conséquences à long terme sur la santé mentale et physique des victimes ainsi que sur leur vie personnelle, affective et sexuelle, leur scolarité et leur insertion sociale et professionnelle. Les troubles psychotraumatiques sont également un facteur de risque très important de subir de nouvelles violences (pour 70% des victimes), d’avoir des périodes de précarité et de marginalisation (pour 50% d’entre elles : risques d’être placé en foyer d’accueil, de fugues, d’échecs scolaire, d’absence de diplôme, de chomâge, d’invalidité, d’être interné en hôpital psychiatrique, en institution, risques de grande pauvreté, d’être à la rue, en hébergement d’accueil, en situation prostitutionnelle, en détention…) et de voir s’aggraver dans un processus sans fin les situations d’inégalités, de discrimination et de handicap déjà présentes au moment des viols.

De lourdes conséquences sur la santé à long terme

Les violences subies dans l’enfance, particulièrement quand il s’agit de violences sexuelles telles que le viol, sont le premier facteur de risque de morts précoces, de suicide, de dépressions à répétition, de troubles anxieux, de conduites addictives, de conduites à risque et de mises en danger, de risque de subir à nouveau des violences tout au long de leur vie et/ou d’en commettre, d’obésité, elles sont également un facteur de risque majeur pour de nombreuses pathologies somatiques : diabète, troubles cardio-vasculaires, immunitaires, endocriniens, digestifs (colopathies, anisme), neurologiques, gynéco-obstétricaux, cancers, douleurs et fatigue chroniques, sans compter le risque d’infection sexuellement transmissible et de grossesse sur viol. Elles peuvent faire perdre jusqu’à 20 ans d’espérance de vie. La communauté scientifique internationale et l’OMS les reconnaissent comme un problème de santé publique majeur (OMS, 2016; Hillis, 2016). Selon les enquêtes récentes de 70 à 96% des enfants victimes déclarent à l’âge adulte un impact important sur leur santé mentale, et de 50 à 70% sur leur santé physique, 50% font des tentatives de suicides, 50% des dépressions à répétition, 30 à 50% présentent des conduites addictives.

S’il est inévitable que les enfants victimes de viols soient contraints de survivre à des violences qui font basculer leur vie et leur rapport au monde, en revanche avec une protection et des soins précoces et efficaces, il est possible de leur éviter les conséquences psychotraumatiques de ces violences. Même s’il est souhaitable qu’elle soit la plus précoce possible, il n’est jamais trop tard pour mettre en place cette prise en charge; même des décennies après les violences, les soins psychothérapiques sont toujours très utiles et la neurogénèse encore possible. Ne pas leur offrir cette prise en charge est une perte de chance intolérable et une atteinte à leurs droits fondamentaux.

Il est donc essentiel de former des professionnels de santé pour identifier, protéger et prendre en charge les enfants et les adultes victimes de violences sexuelles que ce soit au niveau des soins spécifiques et d’une expertise médico-légale, et de proposer une offre de soins médico-psychologiques spécifiques accessibles et gratuits dans un cadre holistique associant également une prise en charge socio-économique et juridique comme l’a mise en place le Dr Mukwege en RDC.

L’hypervigilance et les conduites d’évitement et de contrôle

L’enfant, pour éviter les déclenchements effrayants de sa mémoire traumatique, va mettre en place des conduites de contrôle et d’évitement vis-à-vis de tout ce qui est susceptible de la faire « exploser » (avec des angoisses de séparation, des comportements régressifs, un retrait intellectuel, des phobies et des troubles obsessionnels compulsifs comme des lavages répétés ou des vérifications incessantes, une intolérance au stress), il va fréquemment se créer un petit monde sécurisé parallèle où il se sentira en sécurité qui peut être un monde physique (comme sa chambre, entouré d’objets, de peluches ou d’animaux qui le rassure) ou mental (un monde parallèle où il se réfugie continuellement). Tout changement sera perçu comme menaçant car mettant en péril les repères mis en place et il adoptera des conduites d’hypervigilance (avec une sensation de peur et de danger permanent, un état d’alerte, une hyperactivité, une irritabilité et des troubles de l’attention). Ces conduites d’évitement, de contrôle et d’hypervigilance sont épuisantes et envahissantes, elles entraînent des troubles cognitifs qui ont souvent un impact négatif sur la scolarité et les apprentissages.

Les conduites dissociantes anesthésiantes

Mais les conduites d’évitement et de contrôle sont rarement suffisantes pour empêcher tout lien et tout allumage de la mémoire traumatique, de plus les enfants doivent s’autonomiser et s’exposer à ce qui leur fait le plus peur, comme être séparé d’un parent ou d’un adulte protecteur, dormir seul dans le noir, être confronté à son agresseur ou à quelqu’un qui lui ressemble, à des situations nouvelles et inconnues, etc. Leur mémoire traumatique va alors exploser et c’est intolérable, les enfants vont alors avoir recours à des conduites à risque dissociantes.

Ces conduites à risque dissociantes anesthésiantes, les enfants expérimentent assez vite leur efficacité en se faisant mal lors d’une crise, en découvrant l’alcool. Elles servent à provoquer « à tout prix » une disjonction pour éteindre de force la réponse émotionnelle en l’anesthésiant et calmer ainsi l’état de tension intolérable ou prévenir sa survenue. Cette disjonction provoquée peut se faire de deux façons, soit en provoquant un stress très élevé qui augmentera la quantité de drogues dissociantes sécrétées par l’organisme, soit en consommant des drogues dissociantes (alcool, stupéfiants, tabac à haute dose, médicaments).

Ces conduites à risques dissociantes peuvent être des conduites auto-agressives (se frapper, se mordre, se brûler, se scarifier, tenter de se suicider), des mises en danger (conduites routières dangereuses, jeux dangereux, sports extrêmes, conduites sexuelles à risques, situations prostitutionnelles, fugues, fréquentations dangereuses), des conduites addictives (consommation d’alcool, de drogues, de médicaments, troubles alimentaires, jeux addictifs), des conduites délinquantes et violentes contre autrui (l’autre servant alors de fusible grâce à l’imposition d’un rapport de force pour disjoncter et s’anesthésier).

Les conduites à risques sont des mises en danger délibérées. Elles consistent en une recherche active voire compulsive de situations, de comportements ou d’usages de produits connus comme pouvant être dangereux à court ou à moyen terme. Le risque est recherché pour son pouvoir dissociant direct (alcool, drogues) ou par le stress extrême qu’il entraîne (jeux dangereux, scarifications…), et sa capacité à déclencher la disjonction de sauvegarde qui va déconnecter les réponses émotionnelles, et produire un cocktail de drogues dures (morphine et kétamine-like) et donc créer une anesthésie émotionnelle, un soulagement et un état dissociatif. Mais elles rechargent aussi la mémoire traumatique, la rendant toujours plus explosive, et rendant les conduites dissociantes toujours plus nécessaires, créant une véritable addiction aux mises en danger et/ou à la violence. Ces conduites dissociantes sont à l’origine chez les victimes de sentiments de culpabilité et d’une grande solitude, qui les rendent encore plus vulnérables. Elles peuvent entraîner un état dissociatif permanent comme lors des violences avec la mise en place d’un détachement et d’une indifférence apparente qui les mettent en danger d’être encore moins secourues et d’être ignorées et maltraitées.

Du fait de ces conduites dissociantes à risque, laisser des victimes de violences traumatisées sans soin est un facteur de risque qu’elles subissent de nouvelles violences ou qu’elles en reproduisent de proche en proche et de génération en génération, alimentant sans fin un cycle des violences.

Reproduire les violences qu’on a subies sur des enfants est terriblement efficace pour s’anesthésier émotionnellement, l’enfant qui le fait s’identifie à l’agresseur et peut basculer dans une toute puissance qui permet d’échapper à sa mémoire traumatique et d’échapper à des états de terreur ou de peur permanente. Il s’agit d’une stratégie dissociante. Si aucune victime n’est responsable des violences qu’elle subit, ni des conséquences psychotraumatiques de ses violences, en revanche les victimes sont responsables des stratégies de survie qu’elles choisissent pour gérer leur mémoire traumatique de ces violences quand elles portent atteinte à l’intégrité d’autrui.

Par ailleurs il est évident que c’est bien parce que les enfants n’ont pas été protégés, et ont été abandonnés sans soins appropriés qu’ils doivent composer avec une mémoire traumatique redoutable qui les oblige à s’auto-censurer sans cesse, à vivre dans une guerre permanente. Leur mémoire traumatique aurait dû être traitée, intégrer et transformée en mémoire autobiographique, ce qui les aurait libérés de la torture que représentent des violences et des agresseurs continuellement présents en soi.

Des soins essentiels

Les soins sont essentiels, la mémoire traumatique doit être traitée. Il s’agit dans le cadre d’une psychothérapie intégrative et humaniste adaptée aux enfants en utilisant le jeux de faire de la psycho-éducation, de faire des liens, de comprendre, de sortir de la sidération en démontant le système agresseur et en remettant le monde à l’endroit, de, petit à petit, désamorcer la mémoire traumatique, de l’intégrer en mémoire autobiographique, et de décoloniser la victime des violences et du système agresseur.

La prise en charge thérapeutique doit être la plus précoce possible, et elle doit associer les adultes protecteurs et responsables de l’enfant, en leur donnant tous les outils de compréhension et le soutien nécessaire pour qu’ils puissent participer aux soins, et acquérir la capacité de sécuriser et d’accompagner au mieux l’enfant.

En protégeant et en mettant en sécurité l’enfant en priorité, en évaluant son état traumatique, puis en traitant le stress et la mémoire traumatique, c’est-à-dire en l’intégrant en mémoire autobiographique, elle permet de réparer les atteintes neurologiques, et de rendre inutiles les stratégies de survie

Le travail psychothérapique consiste à faire des liens, en réintroduisant des représentations mentales pour chaque manifestation de la mémoire traumatique (perfusion de sens), ce qui va permettre de réparer et de rétablir les connexions neurologiques qui ont subi des atteintes et même d’obtenir une neurogénèse. Il s’agit de « réparer » l’effraction psychique initiale, la sidération psychique liée à l’irreprésentabilité des violences. Cela se fait en « revisitant » le vécu des violences, accompagné pas à pas par un « démineur professionnel » avec une sécurité psychique offerte par la psychothérapie et si nécessaire par un traitement médicamenteux, pour que ce vécu puisse petit à petit devenir intégrable, car mieux représentable, mieux compréhensible, en mettant des mots sur chaque situation, sur chaque comportement, sur chaque émotion, en analysant avec justesse le contexte, ses réactions, le comportement de l’agresseur. Il s’agit de remettre le monde à l’endroit. Il faut démonter tout le système agresseur, et reconstituer avec l’enfant son histoire en restaurant sa personnalité et sa dignité, en les débarrassant de tout ce qui les avait colonisées et aliénées (mises en scènes, mensonges, déni, mémoire traumatique). Pour que la personne qu’il est fondamentalement puisse à nouveau s’exprimer librement et vivre tout simplement.

Cette analyse poussée permet au cerveau associatif et à l’hippocampe de re-fonctionner et de reprendre le contrôle des réactions de l’amygdale cérébrale, et d’encoder la mémoire traumatique émotionnelle pour la transformer en mémoire autobiographique consciente et contrôlable. De plus il a été démontré qu’une prise en charge spécialisée permettait de récupérer des atteintes neuronales liées au stress extrême lors du traumatisme, avec une neurogenèse et une amélioration des liaisons dendritiques visibles sur des IRM (Imagerie par Résonance Magnétique).

Rapidement, ce travail se fait quasi automatiquement et permet de sécuriser le terrain psychique, car lors de l’allumage de la mémoire traumatique le cortex pourra désormais contrôler la réponse émotionnelle et apaiser la détresse, sans avoir recours à une disjonction spontanée ou provoquée par des conduites dissociantes à risque. Il s’agit pour l’enfant victime de devenir expert en « déminage » et de poursuivre le travail seul, les conduites dissociantes ne sont plus nécessaires et la mémoire traumatique se décharge de plus en plus, la sensation de danger permanent s’apaise et petit à petit il devient possible de se décoloniser de la mémoire traumatique et de retrouver sa cohérence, et d’arrêter de survivre pour vivre enfin.

Conclusion

La prévention des violences passe avant tout par la protection et le soin des victimes. Parce qu’ils ne seront plus condamnés au silence, ni abandonnés sans protection et sans soins, ces enfants victimes pourront sortir de cet enfer auquel les condamne la mémoire traumatique des violences sexuelles subies, la compréhension des conséquences psychotraumatiques et de leurs mécanismes neuro-biologiques, l’analyse thérapeutique précise et détaillée, telle une autopsie dirigée, de leur symptôme central, la mémoire traumatique, sont des outils nécessaires et performants pour rendre justice aux victimes et réparer les atteintes à leur dignité et leur intégrité, et remettre le monde à l’endroit en rétablissant la vérité.

Le déni, la loi du silence et l’impunité dont bénéficient ces crimes haineux sont intolérables. Pour que le monde soit enfin plus solidaire et plus juste pour les victimes de ces crimes sexuels, pour que la vérité sur ces crimes ne soit plus niée, la reconnaissance, l’information, la prise en compte et le traitement des psychotraumatismes est un préalable nécessaire, de même que la formation de tous les professionnels susceptibles de prendre en charge, d’accompagner, de soigner les victimes, aux conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles et à leurs mécanismes : à la sidération, la dissociation et la mémoire traumatique. C’est ce qui permettra de démonter les mythes et les stéréotypes sexistes à l’origine de la mise en cause quasi-systématique de la parole des victimes et de leur culpabilisation et de restaurer ainsi leurs droits ainsi que leur dignité.

Dre Muriel Salmona

Psychiatre

Présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie